Peter Rice : Ingenieur par accident

"I was an engineer by accident [...], without any natural instinct for engineering…"
 
Peter Rice se plaît à décrire dans son livre autobiographique "An engineer imagines" le petit garçon rêveur qu'il fut, légèrement craintif, imaginant devenir prêtre, rien qui annonce l'un de ces ingénieurs déterminés et rigoristes, chevaliers du Progrès et fer de lance de l’Industrie, dont les XIX et XXème siècles ont forgé le mythe. Ce décalage se confirma plus tard dans l'exercice de son métier par l'image qu'il présenta de son travail et de lui-même. On le voit manipulant un prototype ou agrippé aux câbles d'une serre de la Villette ou bien encore, en 1972, parmi les ingénieurs qui l'assistaient pour la construction du Centre Pompidou, une troupe de jeunes hommes aux cheveux longs et favoris, chemises à fleurs et pantalons pattes d'éléphant. Contrairement à ses pairs souvent réservés, Peter Rice prenait volontiers la parole pour donner son point de vue. ll aimait le contact informel et n'acceptait pas de se mouler dans un cadre de travail trop rigide. Cette attitude "cool" en rupture avec la figure traditionnelle de l'ingénieur, va cependant bien au-delà du simple effet de style, elle reflète au fond l'inexorable et nécessaire mutation de la profession face aux bouleversements techniques, économiques et culturels que nous connaissons actuellement. 
 
Peter Rice est un ingénieur "post-moderne", ce qui constitue une remise en cause assez profonde puisque l'ingénieur s'était identifié dès son apparition au XVlllème siècle avec l'idée de modernité
 
Cet ingénieur sans vocation fut l'un des plus marquants et des plus créatifs des décennies 1970 et 1980. Il ne le fut pas à la manière de ses glorieux prédécesseurs qui se consacrèrent exclusivement au développement d'une technique ou d'un matériau unique et dont la biographie se confond avec l'histoire de cette technique. 
Faisant appel à de nombreuses techniques différentes, Peter Rice ne s'attacha à aucune d'entre elles particulièrement. Son génie se manifesta au travers d'une redéfinition constante de son rôle d'ingénieur n'hésitant pas à outrepasser les frontières traditionnelles qui séparent sa profession de celles de l’architecte, du designer et de l'entrepreneur.
Ce nouveau rôle s'inscrit dans une nouvelle époque, caractérisée par un trop-plein technologique et par la puissance incontestable de l'industrie. Le lieu de l'innovation technique radicale se situe aujourd'hui en amont du génie civil, dans les domaines de l'énergie, de l'électronique, de la biologie, des matériaux composites. Dans ce nouveau contexte, l'ingénieur civil n'a plus guère besoin d'innover, il devient un "pêcheur de technologie".
 
Le philosophe structuraliste Claude Lévi-Strauss permet d'éclairer cette évolution lorsqu'il oppose dans La Pensée sauvage l'attitude de l'ingénieur à celle du "bricoleur", le premier commençant par conceptualiser avant de rechercher les matériaux et de façonner les outils adéquats, le second, à l'inverse, imaginant l'objet projeté à partir du donné limité dont il dispose, outils et matériaux. Ainsi [...] l'ingénieur cherche toujours à s'ouvrir un passage et à se situer au-delà, tandis que le bricoleur de gré ou de force, demeure en deçà, ce qui est une autre façon de dire que le premier opère au moyen de concepts, le second au moyen de signes. Peter Rice n'a semble-t-il jamais été un " bricoleur du dimanche " assidu, mais il abordait les projets avec l'esprit du bricoleur de Lévi-Strauss. Les matériaux et les techniques n'étaient pas mis au point après coup pour répondre aux nécessités d'un projet, leur choix était un acte fondateur qui marquerait le projet : " Ce qui importe vraiment, c'est d'introduire des éléments et des matériaux dans la construction d'une manière telle qu'ils reflètent leur nature profonde. " 
Ce fut le verre structurel pour les serres de la Villette, le béton pour la structure de la Lloyds, l'acier moulé pour les "gerberettes" du Centre Pompidou, la pierre structurelle à Séville, le bois et le polycarbonate pour le pavillon itinérant lBM, la toile de fibres de verre/PTFE pour le Nuage de l'Arche de la Défense, le ferrociment pour la toiture brise-soleil de la Menil Collection, et bien d'autres exemples encore.
Son ceuvre peut paraître hétéroclite, comme s'il avait voulu multiplier les expériences constructives. Ce n'est pourtant ni par inconstance, ni par tempérament de collectionneur qu'il renouvelait délibérément les matériaux et les techniques, mais il voulait d'une part marquer par ce biais l'originalité de chaque projet, d'autre part tirer parti et rendre compte de l'abondance technologique offerte par l'époque.
 
La versatilité technique, symptomatique du nouveau contexte économique, est d'un certain point de vue une régression par rapport au travail approfondi d'ingénieurs qui ont développé opiniâtrement une ou deux techniques durant leur vie, comme Freyssinet développa le béton précontraint. On constate effectivement que de nombreux soi-disant ingénieurs civils se sont repliés sur le rôle de "spécificateur", se contentant de définir et de contrôler les performances d'une technique ou d'un matériau, et laissant au monde industriel le soin de proposer un matériau ou une technique qui réponde à ces spécifications.
Peter Rice ne s'est jamais cependant laissé aller à une telle facilité, car la valeur provenait selon lui non du simple agencement de technologies, si performantes soient-elles, mais de l'appropriation qui s'opère lorsqu'on les adapte, on les détourne au profit d'un projet: "C'est en travaillant avec ces matériaux d'une manière légèrement inhabituelle que nous pouvons changer la perception des gens".
 

Le "tactile" ou L'humanisme technique.

 
L’histoire de la "gerberette"  est représentative de l'éthique que Peter Rice cherchait à imprimer à son travail, résumée sous la notion un peu mystérieuse du "tactile". On ne doit pas y chercher de rapport direct avec le sens du toucher ni avec la recherche d'une texture, mais le mot évoque plutôt l'idée d'une empreinte humaine transparaissant au travers des objets techniques. 
La valeur d'un ouvrage découle selon lui de n l'évidence que des gens ont participé à sa construction", ce qu'il nomme encore la "trace de la main".
 
Ces expressions sont ambiguës et pourraient laisser croire à une apologie du "fait main", ce qui reviendrait à une négation de la technique. Peter Rice n'a pourtant jamais prôné un quelconque retour à l'artisanat. Ses réalisations attestent de l'usage des techniques les plus sophistiquées, importées, et adaptées pour ses projets, de domaines technologiques plus pointus que Ie génie civil, comme l'aviation (les rotules inox des serres de la Villette), le nucléaire (les "gerberettes" en acier moulé). D'autre part, sans être lui-même un informaticien chevronné, il a toujours utilisé au maximum les ressources du calcul sur ordinateur et a milité au sein d'Arup pour le développement de logiciels puissants (notamment son "compagnon" de beaucoup de ses projets, Ie programme de calcul de structures non linéaire Fablon).
 
Peter Rice ne pensait pas que la technique fût par essence antinomique de l'humain. Elle pouvait au contraire devenir le signe d'une action et d'une intelligence humaine dès lors qu'on l'extirpait de la neutralité de l'ordre industriel. Dans le même passage de La Pensée sauvage, Lévi-Strauss poursuit sa comparaison du concept et du signe et permet, là encore, d'éclairer l'approche de Peter Rice: n [...] une des façons au moins dont le signe s'oppose au concept tient à ce que le second se veut intégralement transparent à la réalité, tandis que le premier accepte, et même exige, qu'une certaine épaisseur d'humanité soit incorporée à cette "réalité". Lors de ses collaborations avec les architectes, Peter Rice ne se bornait pas à les aider à construire leurs projets et leurs concepts, il entendait aussi y incorporer une "épaisseur d'humanité" au travers de la structure, des matériaux, des assemblages et des modes de fabrication.

Résistance passive à la toute-puissance industrielle

 
Ce détournement est l'un des traits les plus marquants du travail de Peter Rice. Il s'agit pour lui d'un acte de résistance face au diktat d'une industrie toute puissante. Il reproche au monde industriel de confisquer les inventions techniques et d'enfermer le "consommateur" dans des solutions toutes faites et dans des modes d'emploi imposés. Cette tentation monopolistique et totalitaire de l'industrie n'est souvent pas directement sentie comme une menace pour le grand public car, se situant au plan des techniques, elle est plus difficilement décryptable. Mais Peter Rice y voyait une grave aliénation, une déshumanisation de notre environnement et, paradoxalement, un frein à l'invention.
ll eut l'occasion de pénétrer au cœur de la grande industrie lorsque la hiérarchie de FIAT lui demanda, ainsi qu'à l'architecte Renzo Piano, de réfléchir à de nouveaux concepts pour l'automobile du futur. Cette réflexion ne se borna pas à la fonctionnalité et à l'habitabilité de la voiture, mais sous son impulsion, elle porta aussi sur la conception structurelle, les matériaux et le mode de fabrication. ll rencontra alors une résistance de la part des ingénieurs de FIAT, se comportant en bureaucrates jaloux de leur pouvoir et rétifs aux évolutions techniques hors de leur contrôle.
De cette expérience, il tira l'opinion que cette grande machine industrielle est incapable de se renouveler par elle-même : "Les industriels vivent dans un monde déterminé auquel ils imposent leur contrôle.
Tout est entendu au travers d'un filtre qui écrème toute information jugée non nécessaire. 
Toute information qui pourrait menacer l'équilibre est remaniée de façon à ce que, au bout du compte, on ne puisse travailler que dans les limites de l'environnement technologique existant.Devant ce grand corps niveleur et rigide, il pensait que seule une action "de type terroriste", suivant ses propres termes, pouvait avoir une certaine efficacité.
L’exemple le plus connu et le plus remarquable de cet acte de résistance d'ingénieur est la "gerberette"  du Centre Pompidou, une pièce longue de dix mètres qui permet d'équilibrer le cantilever du système Gerber à chaque extrémité de poutre. C'est donc une pièce majeure de la structure du Centre, elle-même étant le principal constituant de son architecture.
Peter Rice proposa de réaliser la "gerberette" en acier moulé. La technique de moulage de grandes pièces, largement utilisée au XIXème siècle pour les charpentes en fonte de halles et de ponts, puis abandonnée en raison de sa fragilité, fut réemployée à partir des années 1960 dans l'industrie nucléaire grâce à la mise au point d'aciers adaptés et de nouvelles techniques de contrôles radiographiques. Outre ses qualités plastiques, l'acier moulé permettait de donner un caractère reconnaissable et unique à cette pièce structurelle et ainsi de faciliter la lecture de ce grand bâtiment. Il avait, en sus, l'avantage aux yeux de Peter Rice d'être une technique inhabituelle et d'obliger les entreprises à se remettre en question.
 
Les entreprises françaises ainsi provoquées réagirent fermement, usant de toute leur influence pour faire passer des variantes "raisonnables", comme le remplacement de l'acier par du béton pour la structure, ou la réalisation des "gerberettes" en acier soudé plutôt que moulé ("mais vous ne verrez pas la différence" assuraient-elles). La volonté des concepteurs fut finalement respectée grâce à leur farouche détermination et à l'appui indéfectible du maître d'ouvrage.
La "gerberette" avait ainsi rempli à merveille son office d'aiguillon pour les concepteurs et d'épine dérangeante pour l'appareil industriel.
 

La réalité du projet

L'un des exemples les plus parlants est la tente d'exposition provisoire dressée pour le Museum of the Moving lmage (MOMI) à Londres, conçue avec le groupe d'architectes Future Systems. Pour appliquer la tension nécessaire à la toile et donner à la tente sa forme de chenille, la structure devait être constituée d'arceaux à la fois flexibles et continus. La démarche conceptuelle usuelle aux ingénieurs aurait consisté à trier méthodiquement les matériaux offrant de telles caractéristiques et de choisir le matériau optimum. Peter Rice, plutôt que de suivre pas à pas ce processus analytique, proposa directement de réaliser ces arceaux avec la technologie employée pour la fabrication des cannes à pêche (la pultrusion). Par cette association concrète, il signait la structure, qui, dès lors, devenait beaucoup plus que le simple résultat d'un processus, et établissait une connivence avec le public de cette architecture futuriste. La référence à la canne à pêche était plus qu'une métaphore, elle orienta la conception technique et aboutit à une des structures les plus graciles et dépouillées.
 
La même forme d'humanisme technique se retrouve dans son acceptation de la réalité contradictoire du projet et son refus de forcer ce projet dans un concept structurel pur, dans un système constructif ou dans une géométrie rigide. Sa démarche était souple et pragmatique, jamais guidée par des principes doctrinaires. Les projets ne devaient pas selon lui être conçus comme des bulles autonomes, mais devaient conserver au contraire une certaine  "malléabilité" pour s'adapter à leur contexte. De ce fait, ses projets présentaient des points de friction entre matériaux hétérogènes, entre systèmes structurels ou géométries contraires. Ces points où se manifestent les contradictions d'un projet n'étaient pas ressentis par lui comme des accidents regrettables que l'on aurait dû éviter par une conception initiale plus saine, ils représentaient au contraire l'essence même du projet, le signe de son "humanité", et c'est pourquoi il y consacrait l'essentiel de son énergie et son inventivité.
Le Pavillon itinérant IBM (architecte : Renzo Piano) est un bon exemple de structures hybrides mariant des matériaux aux comportements structurels très différents. Sa structure est formée de membrures en bois lamellé-collé associées à des pyramides de polycarbonate transparent, qui assurent aussi l'étanchéité du bâtiment. La principale difficulté de ce projet résidait donc au point de contact des deux matériaux. Ce détail d'assemblage fut résolu par la combinaison complexe et compacte de pièces en divers matériaux (aluminium moulé, inox moulé, néoprène).
Ce travail d'adaptation du projet devait aussi se faire au plan géométrique. Peter Rice ne concevait pas la géométrie comme un ordre spatial imposé, mais comme un outil permettant de gérer la formation et la déformation d'un ouvrage. L’Opéra de Sydney fut le premier grand chantier auquel il participa, encore sous l'autorité de Sir Ove Arup. 
Il fut chargé de trouver une règle géométrique qui permette de revêtir les portions de calotte sphérique de carreaux en céramique blanche, et ceci de façon aussi homogène que possible. ll n'existait pas de solution mathématiquement exacte à ce problème de calepinage, sa géométrie devant résulter d'un compromis entre les exigences de fabrication de la céramique et le respect de la forme des coques nervurées, si chèrement acquise après des années de négociation avec l'architecte Utzon. 
 
Peter Rice résolut le problème en programmant ce compromis géométrique sur l’un des premiers ordinateurs de la firme Arup.
On retrouve ce refus de la "violence géométrique" dans les projets s'inscrivant dans des bâtiments anciens, comme par exemple les verrières couvrant les cours Richelieu et Marly au Louvre. Ces cours n'étaient pas parfaitement rectangulaires. Au lieu de rectifier le périmètre de la verrière pour pouvoir la construire suivant une géométrie régulière, Peter Rice proposa d'assumer ce défaut géométrique dans la structure elle-même en jouant sur la découpe des panneaux vitrés. Lirrégularité est pour ainsi dire avalée par la structure pour respecter l'existant.
 
Cette démarche humaniste a très profondément orienté l'activité, le discours et l'attitude de Peter Rice. Elle diffère de l'humanisme des ingénieurs qui l'ont précédé, de ceux qui crurent dans le salut de l'humanité par le progrès technique, ou de ceux qui, comme Ove Arup, prenant conscience du potentiel destructeur de la technique, cherchèrent à l'apprivoiser pour la mettre au service d'un dessein social.
 
L’humanisme de Peter Rice, moins idéologique et plus basique, s'inscrit au cœur de l'objet technique ou de la structure. Au lieu de l'isoler pour en faire un objet pur, il l'expose aux irrégularités, aux clivages de tous ordres, géométriques, urbains, matériels, fonctionnels, qui marquent l'environnement.
De même qu'il ne se laissa jamais enfermer dans les rails d'une carrière professionnelle conventionnelle, il se refusa toujours dans le déroulement de ses projets à suivre des logiques techniques trop pures, trop autonomes. 
 
L’attention qu'il portait à la complexité de l'environnement donne une toute autre dimension à ses ouvrages et contribue à réduire le fossé entre le monde technique et la perception humaine.
 

Cet article fait suite à la conférence donnée en février 1998 à la TU (Technische Universität) de Munich par Bernard Vaudeville, directeur associé fondateur de T/E/S/S en 2007, ancien collaborateur de Peter Rice et ex-membre du directoire de RFR. Revue Détail, série 1999-4.